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LE REGISTRAIRE DES MARQUES DE COMMERCE

THE REGISTRAR OF TRADE-MARKS

Référence : COMC 2013 228

Date de la décision : 2013-12-31

TRADUCTION

 

 

DANS L’AFFAIRE DE LA PROCÉDURE DE RADIATION EN VERTU DE L’ARTICLE 45 engagée à la demande de Karoun Dairies Inc. visant l'enregistrement no LMC724,736 de la marque de commerce KAROUN au nom de Karoun Dairies S.A.L.

[1]               Le 12 octobre 2011, à la demande de Karoun Dairies Inc. (la Partie requérante), le registraire des marques de commerce a donné l'avis prévu à l'article 45 de la Loi sur les marques de commerce LRC 1985 ch T-13 (la Loi) à Karoun Dairies S.A.L. (l'Inscrivante), propriétaire inscrit de l'enregistrement no LMC724,736 pour la marque de commerce KAROUN (la Marque).

[2]               Selon l'article 45 de la Loi, le propriétaire inscrit de la marque de commerce doit, à l'égard de chacune des marchandises et de chacun des services que spécifie l'enregistrement, indiquer si la marque a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l'avis, et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d'emploi depuis cette date. En l'espèce, la période pertinente au cours de laquelle l'emploi de la Marque doit être établi s'étend du 12 octobre 2008 au 12 octobre 2011.

[3]               Bien que la Marque ait été enregistrée à l'origine en liaison avec une variété de produits laitiers, après la délivrance de l'avis, l'Inscrivante a volontairement modifié l'enregistrement afin de supprimer l'ensemble des marchandises, à l'exception du « fromage ».

[4]               La définition applicable d'« emploi » est énoncée au paragraphe 4(1) de la Loi :

            4(1)      Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’un avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

[5]               Il est bien établi que de simples allégations d’emploi ne suffisent pas à établir l’emploi dans le contexte de la procédure prévue à l'article 45 [Plough (Canada) Ltd c. Aerosol Fillers Inc (1980), 53 CPR (2d) 62 (CAF)]. Bien que le critère relatif à la preuve d’emploi soit peu exigeant dans le cadre de cette procédure [Woods Canada Ltd. c. Lang Michener et al (1996), 71 CPR (3d) 477 (CF 1re inst.)] et qu’il ne soit pas nécessaire de présenter une surabondance de preuves [Union Electric Supply Co c. Registrar of Trade Marks (1982), 63 CPR (2d) 56 (CF 1re inst.)], il faut néanmoins produire des faits suffisants pour permettre au registraire de conclure à un emploi de la marque de commerce en liaison avec les marchandises spécifiées dans l’enregistrement au cours de la période pertinente. 

[6]               En réponse à l'avis du registraire, l'Inscrivante a produit l'affidavit d'Ara Baghdassarian, président-directeur général et actionnaire majoritaire de l'Inscrivante, assermenté le 11 mai 2012. L'Inscrivante de même que la Partie requérante ont produit des plaidoyers écrits et ont assisté à l'audience.

[7]               Dans sa déclaration, M. Baghdassarian affirme que l'Inscrivante est le successeur d'une entreprise familiale de produits laitiers fondée au Liban en 1931 et que l'Inscrivante exploite cette entreprise sous le nom commercial Karoun Dairies depuis au moins aussi tôt que 1972. Il affirme que les fromages et les produits laitiers de l'Inscrivante vendus sous la Marque « [traduction] sont bien connus au Moyen-Orient depuis avant 1990 ». M. Baghdassarian explique qu'en 1990, son frère lui a vendu les actions qu'il détenait dans l'entreprise de l'Inscrivante, après le décès de leur père et alors que sévissait une période d'agitation civile au Liban. Selon M. Baghdassarian, son frère a déménagé aux États-Unis en 1992. Il a démarré une entreprise de produits laitiers en California et emploie la Marque pour vendre ses produits. M. Baghdassarian précise qu'il n'était pas au courant de ce fait avant 2003, et une importante partie de sa déclaration explique en détail les difficultés juridiques subséquentes qu'il a affrontées concernant l'emploi de la Marque par son frère en Amérique du Nord et dans le monde. 

[8]               Même si ces difficultés juridiques ont fait la lumière sur la situation de l'Inscrivante pendant la période pertinente, elles ne s'appliquent pas directement à la question de savoir si la Marque était employée au Canada pendant la période pertinente en liaison avec le « fromage ». Je vais donc aborder cette question en premier.

Preuve d'emploi pendant la période pertinente

[9]               En ce qui concerne l'emploi de la Marque au Canada pendant la période pertinente, M. Baghdassarian explique qu'en plus d'être actionnaire majoritaire de l'Inscrivante, il est aussi président et fondateur de Karoun Dairies Inc. (Karoun Canada), une société du Nouveau-Brunswick. M. Baghdassarian affirme que Karoun Canada est le licencié exclusif de l'Inscrivante pour l'emploi de la Marque au Canada, l'Inscrivante ayant un contrôle direct ou indirect sur la nature et la qualité des marchandises en liaison avec lesquelles Karoun Canada emploie la Marque. Il indique que la licence est demeurée continuellement en vigueur depuis la constitution en société de Karoun Canada, en septembre 2007.

[10]           Surtout en ce qui concerne les marchandises enregistrées, le « fromage », M. Baghdassarian affirme que « [traduction] depuis avant le 29 septembre 2008, Karoun Canada vendait, au Canada, du fromage étiqueté de la Marque ou dans un emballage portant la Marque ». Il explique qu'en raison de la nature périssable du fromage, « [traduction] la livraison du fromage s'est généralement déroulée de la manière suivante : le client vient chercher le fromage au Canada, selon ses propres arrangements ».

[11]           Une collection d'étiquettes portant la Marque est jointe en pièce AB-1 de la déclaration. M. Baghdassarian affirme que ces étiquettes sont identiques à celles apposées sur le fromage vendu par Karoun Canada à des distributeurs grossistes et des épiceries au Canada.

[12]           On trouve aussi en pièce AB-2 une collection de huit factures numérotées de 00001 à 00008. M. Baghdassarian affirme que ces factures sont « représentatives » de celles émises par Karoun Canada à ses clients pour des achats de fromage. M. Baghdassarian affirme que cette information qui figure sur les factures, laquelle peut être utilisée pour identifier les clients de Karoun Canada, a été noircie de sorte que cette information ne puisse pas « [traduction] être utilisée par d'autres au détriment de Karoun Canada et l'Inscrivante ». Je note que cette information comprend les prix unitaires et les valeurs totales en dollars, lesquels ont tous été retirés des factures. 

[13]           Quoi qu'il en soit, les sept factures numérotées séquentiellement de 00001 à 00007 portent toutes une date entre le 5 décembre 2007 et le 20 février 2008, avant la période pertinente. De plus, M. Baghdassarian admet que la date à laquelle le dernier consommateur canadien a reçu du fromage portant la Marque est en février 2008.

[14]           En ce qui concerne la facture numéro 00008, datée du 11 mars 2010, M. Baghdassarian affirme que le 9 mars 2010, il s'est personnellement rendu dans un magasin d'alimentation de Toronto, en l'occurrence Rami's Market, avec des échantillons de fromage Karoun Canada. Il affirme qu'après avoir « montré » les échantillons au gérant de Rami's Market, ce dernier a rempli un bon de commande « irrévocable », dont une copie figure en pièce AB-3 de la déclaration. Toutefois, M. Baghdassarian explique que Rami's Market n'a ni payé pour le fromage commandé ni n'en a pris possession par la suite.

[15]           À cet égard, M. Baghdassarian joint en pièce AB-4 de sa déclaration, une copie d'une télécopie envoyée par Karoun Canada à Rami's Market, laquelle comprend la facture du 11 mars 2010 susmentionnée ainsi qu'une page de présentation informant Rami's Market que la commande serait prête « [traduction] dans une semaine ». Dans cette même pièce, on trouve aussi une copie d'une page de télécopie datée du 17 mars 2010, informant Rami's Market que la commande était prête à être ramassée. Cependant, M. Baghdassarian affirme que Rami's Market n'a pas ramassé sa commande; il déclare qu'il a alors compris que Rami's Market ne serait pas en mesure de payer « [traduction] en raison de difficultés financières ».

[16]           À l'exception de cette preuve concernant une transaction incomplète, M. Baghdassarian n'a fourni aucune autre preuve d'emploi de la Marque au Canada pendant la période pertinente. Toutefois, en pièce AB-11, il joint des « [traduction] imprimés de certaines pages des sites Web actuels de Karoun Canada, illustrant des photos des produits que Karoun Canada offre pour la vente au Canada ». Il déclare que Karoun Canada a reçu des demandes par courriel de clients potentiels, et qu'il a lui-même pris part à des communications concernant le fromage de l'Inscrivante. Ces communications figurent en pièces AB-12 et AB-13.

[17]           La Partie requérante soutient qu'il n'existe aucune preuve indiquant que l'Inscrivante a permis à d'autres d'employer la Marque ou que l'Inscrivante contrôle l'emploi de la Marque au Canada. Toutefois, aux paragraphes 10 et 11 de sa déclaration, M. Baghdassarian produit suffisamment d'énoncés concernant la licence et le contrôle de la Marque par l'Inscrivante. Je note qu'il n'est pas obligatoire de fournir une copie de l'entente de licence, à condition que la preuve établisse que l'Inscrivante exerce le contrôle requis en vertu de l'article  50 de la Loi [voir Nissan Jidosha Kabushiki Kaisha c. MAAX Canada Inc (2007), 65 CPR (4th) 99 (COMC) à la p. 102]. Quoi qu'il en soit, en plus de ses déclarations solennelles et au vu des rôles de direction que M. Baghdassarian a occupés auprès de l'Inscrivante et de Karoun Canada, dans le cadre desquels il dirige personnellement l'exploitation des deux entreprises, je suis convaincu que la preuve établit que l'Inscrivante détenait le contrôle requis pendant la période pertinente.

[18]           Pour les raisons qui suivent, cette question n’a plus qu’un intérêt théorique.

Emploi en liaison avec les marchandises

[19]           En l'espèce, même si Rami's Market n'a jamais payé ni ramassé le fromage commandé à la suite de la vente du 11 mars 2010, l'Inscrivante soutient que la propriété du fromage est passée à Rami's Market une fois la facture émise et le fromage prêt à être ramassé, ce qui constitue un emploi de la Marque au sens du paragraphe 4(1) de la Loi. À l'appui de ces propos, l'Inscrivante cite les articles 18 et 19 de la Loi sur la vente d'objets LRO 1990, ch S.1, dont les portions pertinentes sont les suivantes :

Moment du transfert
18(1) La propriété d’objets déterminés ou certains est transférée à l’acheteur au moment où les parties au contrat ont l’intention de la transférer.

(2) Pour déterminer l’intention des parties, il y a lieu de considérer les stipulations du contrat, la conduite des parties et les circonstances de l’espèce.

Règles concernant l’intention des parties
19. Sauf intention contraire, les règles suivantes servent à déterminer l’intention des parties quant au moment du transfert à l’acheteur de la propriété des objets :

Règle 1.— La propriété d’objets déterminés et livrables vendus sans condition est transférée à l’acheteur au moment de la conclusion du contrat, peu importe que le paiement, la livraison ou les deux soient différés.

Règle 2.— La propriété d’objets déterminés que le vendeur est tenu de modifier pour les rendre livrables n’est transférée qu’une fois que les modifications ont été faites et que l’acheteur en a été avisé. ...

[20]           À la lumière du paragraphe 18(1) ci-dessus, l'Inscrivante soutient qu'il importe peu que le fromage ait bel et bien été ramassé ou payé, puisque la commande faite par Rami's Market est « irrévocable ». Or, une fois le fromage prêt à être ramassé – Rami's Market en a été avisé – la propriété du fromage a été transférée à Rami's Market, ce qui constitue un emploi de la Marque en liaison avec les marchandises.

[21]           En réponse à cet argument, la Partie requérante fait valoir qu'il n'y a pas eu de paiement ni de vente, et que le fromage n'a pas été ramassé; la facture 00008 n'est donc pas valide et doit être considérée comme une transaction « avortée ou annulée ». Elle soutient également que la Loi sur la vente d'objets n'a aucune incidence sur la Loi sur les marques de commerce. Sur ce point plus général, je soulignerais que l'article 8.1 de la Loi d'interprétation LRC, 1985, ch I-21 énonce en partie ceci :

8.1 ... s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

[22]           Dans ce cas toutefois, je ne considère pas qu'il soit nécessaire de recourir à la Loi sur la vente d'objets de l'Ontario. Même si je devais accepter l'interprétation de l'Inscrivante et l'application de cette loi pour déterminer que, en droit, la propriété du fromage a été transférée à Rami's Market, la question est celle de savoir si ce transfert s'est fait dans la pratique normale du commerce. La Loi sur la vente d'objets ne dit rien à cet égard.

[23]           Cependant, si je m'arrête un instant sur les observations de l'Inscrivante, je note qu'elles dépendent de la clarté de l'intention des parties quant à la nature « irrévocable » du bon de commande. Toutefois, nonobstant les déclarations de M. Baghdassarian, une décision sur l'intention des parties est une conclusion de droit. L'article 19 de la Loi sur la vente d'objets, laquelle énonce les règles permettant de s'assurer de l'intention des parties, commence par l'énoncé « Sauf intention contraire, ... »; en l'espèce, M. Baghdassarian ne peut pas certifier l'intention des dirigeants de Rami's Market, sans compter que l'Inscrivante n'a produit aucune preuve provenant d'un représentant de Rami's Market. En outre, on peut dire que cette « intention différente » est manifeste dans la preuve de l'Inscrivante, surtout dans le bon de commande qui figure en pièce AB-3. En ce qui concerne l'expédition, je remarque qu'une note manuscrite apparaît sur le bon de commande, indiquant que la commande sera expédiée à la « même » adresse que l'adresse de facturation, nonobstant la section « Special Instructions » (instructions spéciales) du bon de commande, sur lequel il est écrit « Shipping and handling are taken care and paid by the customer » (le port et la manutention sont pris en charge et payés par le client).

[24]           Au mieux, la preuve dont je suis saisi n'est pas concluante en ce qui concerne l'intention des parties; j'estime donc que l'article 19 de la Loi sur la vente d'objets ne s'applique pas en l'espèce. Par conséquent, je ne peux pas conclure que la propriété du fromage a été transférée à Rami's Market en vertu de la Loi sur la vente d'objets.

[25]           Comme il a été mentionné précédemment, même si je devais accepter que la Loi sur la vente d'objets s'applique à cette transaction comme le soutient l'Inscrivante, je ne suis pas convaincu qu'il a été démontré qu'un tel transfert s'est fait dans la pratique normale du commerce des marchandises, conformément à ce qui est prévu au paragraphe 4(1) de la Loi sur les marques de commerce. En effet, l'Inscrivante s'appuie sur une interprétation très technique de ce que constitue un transfert de propriété dans le cadre d'une vente unique de fromage pendant la période pertinente, ce qui laisse croire que la Marque n'était pas employée au Canada dans la pratique normale du commerce.

[26]           Dans Philip Morris Inc. c. Imperial Tobacco Ltd (1987), 13 CPR (3d) 289 (CF 1re inst.), la Cour a déclaré que « La preuve d’une seule vente, en gros ou au détail, effectuée dans la pratique normale du commerce peut suffire, dans la mesure où il s’agit d’une véritable transaction commerciale et qu’elle n’est pas perçue comme ayant été fabriquée ou conçue délibérément pour protéger l’enregistrement de la marque de commerce » [à la p. 293]. Plus récemment, dans JC Penney Co c. Gaberdine Clothing Co (2001), 16 CPR (4th) 151 (CF 1re inst.) la Cour a discuté de la façon dont « les ventes qui ont été considérées comme des ventes "symboliques", des ventes à des sociétés liées, la livraison gratuite d'échantillons et les transferts pro forma, ne satisfont pas à l'exigence selon laquelle la vente doit être conclue "dans la pratique normale du commerce" » [para. 92]. 

[27]           De la même façon, il n'est pas logique de considérer qu'une seule transaction, incomplète, pour laquelle aucun paiement n'a été versé et aucun transfert physique de la marchandise n'a eu lieu, aurait été effectuée dans la pratique normale du commerce de marchandises comme le fromage [voir aussi Molson Co c. Halter (1976), 28 CPR (2d) 158 (CF 1re inst.); Quarry Corp c. Bacardi & Co (1999), 86 CPR (3d) 127 (CAF)].

[28]           Dans une autre observation, l'Inscrivante soutient que le fait que M. Baghdassarian ait montré un échantillon de fromage au gérant de Rami's Market constituerait un emploi de la Marque en liaison avec les marchandises. L'Inscrivante cite Canadian Olympic Association c. Pioneer Kabushiki Kaisha (1992), 42 CPR (3d) 470 (COMC) et Argenti Inc c. Exode Importations Inc (1984), 8 CPR (3d) 174 (CF 1re inst.) comme exemples d'emploi d'une marque de commerce en liaison avec des marchandises sans paiement. 

[29]           Toutefois, de façon générale, la libre distribution d'échantillons portant une marque de commerce ne constitue pas l'emploi de cette marque de commerce dans la pratique normale du commerce, sauf dans certaines circonstances [voir par exemple ConAgra Foods, Inc c. Fetherstonhaugh & Co (2002), 23 CPR (4th) 49 (CF 1re inst.), où la distribution d'échantillons gratuits a été considérée comme une étape ordinaire de la pratique normale du commerce dans l'industrie, puisque le propriétaire de la marque de commerce cherchait à développer un marché]. 

[30]           Nonobstant ce qui précède, il n'y a aucune preuve en l'espèce d'autres ventes subséquentes dans la pratique normale du commerce. Les deux cas cités par l'Inscrivante peuvent également être distingués par le simple fait que M. Baghdassarian ne confirme aucun transfert physique des échantillons de fromage à Rami's Market. Il ne fait qu'attester avoir « montré » les échantillons au gérant. La disposition des échantillons manque à tout le moins de clarté. 

[31]           Je ne considère donc pas que la transaction de mars 2010 avec Rami's Market représente un transfert de propriété ou de possession des marchandises dans la pratique normale du commerce, conformément à ce qui est prévu à l'article 4 de la Loi.

[32]           À la lumière de ce qui précède, la question en l'espèce est de déterminer, en vertu du paragraphe 45(3) de la Loi, s'il existait des circonstances spéciales qui justifieraient le défaut d'emploi de la Marque en association avec le « fromage » pendant la période pertinente. 

Circonstances spéciales justifiant le défaut d'emploi

[33]           De façon générale, il faut examiner trois critères pour décider s’il existe des circonstances spéciales justifiant le défaut d’usage, comme il est énoncé dans la décision Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 4 CPR (3d) 488 (CAF). Le premier critère concerne la durée de la période de non-emploi de la marque de commerce; le deuxième consiste à savoir si les raisons du non-emploi étaient indépendantes de la volonté du propriétaire inscrit; et le troisième, si ce dernier a l’intention sérieuse de recommencer à employer la marque dans un bref délai.

[34]           La décision rendue dans Smart & Biggar c. Scott Paper Ltd (2008), 65 CPR (4th) 303 (CAF) offre d'autres précisions à propos de l'interprétation du deuxième critère, par la détermination que cet aspect du test doit être satisfait pour que l'on puisse conclure à l'existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d'emploi d'une marque de commerce. Autrement dit, les deux autres facteurs sont pertinents, mais pris individuellement et de façon isolée, ne peuvent constituer des circonstances particulières.

[35]           Dans sa déclaration, M. Baghdassarian explique qu'il est impliqué dans plusieurs procédures judiciaires à l'étranger concernant des marques de commerce en litige, avec son frère et des sociétés connexes. Comme il a été indiqué précédemment, les conflits découlaient d'intérêts opposés concernant l'emploi des marques de commerce dont l'origine présumée était l'entreprise familiale fondée au Liban. M. Baghdassarian est plus explicite dans sa déclaration, mais l'essentiel est présenté plus en détail ci-dessous.

[36]           En 2005, M. Baghdassarian a suspendu les activités de l'Inscrivante en raison d'un conflit militaire au Liban. Il explique qu'il a ensuite fui le Liban pour s'installer aux États-Unis en 2006. Peu de temps après son arrivée, il a essayé de poursuivre les activités suspendues de l'Inscrivante, en partie par la constitution en société de Karlactic Inc. aux États-Unis et la constitution en société de Karoun Canada au Nouveau-Brunswick. Il affirme que Karoun Canada a commencé à vendre des produits laitiers en liaison avec la Marque au Canada en novembre 2007. Toutefois, en 2008, le frère de M. Baghdassarian a intenté une poursuite contre lui et ses entreprises en Californie. En 2009, le frère M. Baghdassarian a intenté une poursuite contre l'enregistrement de la Marque par l'Inscrivante en Australie. En 2011 « [traduction] même si la première poursuite était toujours en cours », le frère de M. Baghdassarian a intenté une nouvelle poursuite contre lui en Californie, et en a ensuite appelé de la décision de rejet en 2012. 

[37]           M. Baghdassarian fournit des documents corroborant ces procédures judiciaires en pièces AB-5 à AB-10, et affirme que ces procédures lui ont demandé « [traduction] beaucoup de temps et d'énergie », faisant en sorte qu'il n'a pas pu « [traduction] se consacrer suffisamment à ses ventes ». Au moins quelques-unes de ces procédures sont toujours en cours et M. Baghdassarian indique que « [traduction] dès que les procédures judiciaires fondées sur l'emploi de la Marque par l'entreprise de mon frère seront terminées, j'ai l'intention de reprendre au Canada les ventes de fromage KAROUN de Karoun Canada ».

[38]           Ainsi, l'Inscrivante soutient que les raisons qui justifient le défaut d'emploi de la Marque sont liées aux difficultés qu'a vécues M. Baghdassarian lorsqu'il s'est établi en Amérique du Nord; aux préoccupations de M. Baghdassarian relativement aux des procédures judiciaires à l'étranger entre lui-même, son frère et leurs entreprises respectives; ainsi qu'aux difficultés financières du détaillant tiers Rami's Market.

[39]           En ce qui concerne les difficultés qu'a pu vivre M. Baghdassarian au moment de s'établir au Canada, je note que toute perturbation liée à cet événement s'est produite avant la période pertinente, avant l'enregistrement de la Marque et, en réalité, avant les ventes antérieures au Canada confirmées par M. Baghdassarian. Il ne s'agit pas d'un cas où, comme le soutient l'Inscrivante, une « plus grande latitude » doit être accordée à une personne morale étrangère qui n'est pas familière avec le Canada [on cite Spirits International NV c. Registraire des marques de commerce et al (2006), 49 CPR (4th) 196 (CF 1re inst)]. Je ne considère donc pas que cela s'applique directement à la question de savoir s'il existait des circonstances spéciales pendant la période pertinente. 

[40]           En ce qui a trait aux « difficultés financières » de Rami's Market, je note que cette situation, prévisible ou non, n'a affecté qu'une seule vente potentielle de Karoun Canada survenue plus de deux ans après sa dernière vente de fromage démontrée au Canada. Cela ne peut pas expliquer ni justifier – et n'explique pas ni ne justifie – le défaut d'emploi de la Marque pour l'ensemble de la période pertinente.

[41]           En ce qui concerne les procédures judiciaires qui affectent la capacité de l'Inscrivante à faire des affaires, je note que dans Bacardi & Co c. Jose Cuervo SA de CV (2009), 78 CPR (4th) 451 (CF), conf. (2010) 102 CPR (4th) 332 (CAF), le registraire a estimé que l’imminence d’un procès en contrefaçon de marque de commerce pourrait constituer une excuse raisonnable justifiant le défaut d’emploi de la marque durant une brève période. En l'espèce toutefois, la Cour a confirmé la décision du registraire, à savoir que le défaut d'emploi relevait d'un choix volontaire aucunement lié à de circonstances spéciales. La Cour a souligné que la décision de ne pas employer la marque de commerce en question découlait du choix volontaire et délibéré « d’attendre l’issue du litige ».

[42]           Parallèlement en l'espèce, l'Inscrivante semble avoir décidé de suspendre volontairement ses activités au Canada. Au paragraphe 77 de sa déclaration, M. Baghdassarian affirme que « [traduction] sur toute la période s'étendant du 12 octobre 2008 au le 12 octobre 2011, Karoun Canada tentait de, et était prête à, vendre du fromage portant la marque de commerce KAROUN à des clients au Canada ». Au paragraphe 79, il affirme que « [traduction] sur toute la période s'étendant du 9 septembre 2008 à aujourd'hui, Karoun Canada était en mesure d'exécuter les commandes de clients au Canada pour du fromage portant la marque de commerce KAROUN ».

[43]           À mon avis, ces déclarations sont incompatibles avec l'observation voulant que l'Inscrivante ne fût pas en mesure d'employer la Marque parce que M. Baghdassarian était préoccupé par des procédures judiciaires à l'étranger et pour les autres raisons citées. Dans la même veine, la déclaration de M. Baghdassarian indiquant qu'il attendait « l'issue » du litige avec son frère indique une capacité d'employer la Marque au Canada, accompagnée du choix de ne pas prioriser nécessairement un tel emploi au Canada. À cet égard, M. Baghdassarian confirme certaines activités commerciales pendant la période pertinente, comme l'acquisition et la création de plusieurs sites Web pour promouvoir et vendre le fromage de l'Inscrivante. Il confirme également des intérêts pour la Marque dans d'autres territoires, mais ne fournit pas de détails suffisants, s'il en est, quant à la priorité que l'Inscrivante accorde à ses efforts commerciaux au Canada pendant la période pertinente en comparaison avec ceux déployés pour ces autres territoires. Par conséquent, je ne peux pas conclure que le défaut d'emploi de la Marque était indépendant de la volonté de l'Inscrivante pendant la période pertinente.

[44]           Comme l'intention d'un propriétaire inscrit de reprendre l'emploi d'une marque de commerce ne peut pas constituer à elle seule des circonstances spéciales justifiant le défaut d'emploi, conformément à Scott Paper, supra, je dois conclure que l'Inscrivante n'a pas démontré de circonstances spéciales pouvant justifier le défaut d'emploi de la Marque pendant la période pertinente, au sens du paragraphe 45(3) de la Loi.

Décision

[45]           Étant donné le défaut d'emploi de la Marque au Canada pendant la période pertinente, et comme l'Inscrivante n'a pas établi de circonstances spéciales justifiant le défaut d'emploi de la Marque, en vertu des pouvoirs qui me sont délégués sous le régime du paragraphe 63(3) de la Loi, l'enregistrement sera radié conformément aux dispositions de l'article 45 de la Loi.

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Andrew Bene

Agent d'audience

Commission des oppositions des marques de commerce

Office de la propriété intellectuelle du Canada

 

 

Traduction certifiée conforme

Sophie Ouellet, trad.a.

 

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